Lignes de feu : un sujet chaud, toujours d’actualité
Déjà publié en 2010, ce policier palpitant et complexe se déroule à Sherbrooke, à l’est de Montréal, ville que Christophe Dugave connaît bien puisqu’il y a vécu et déjà situé l’intrigue d’un premier thriller, "Cam@rdage", paru en 2006 aux Editions du Tremplin.
Tout commence par des coups de téléphone anonymes, une querelle entre chercheurs scientifiques, quelques non-dits puis une explosion dans un laboratoire de chimie de l’université de Sherbrooke au Québec dans laquelle un professeur réputé trouve la mort. Bien sûr, la trop évidente imprudence de l’expérimentateur ne résiste pas longtemps à l’examen des faits. Très vite, un enquêteur de la police sherbrookoise et une spécialiste des services d’incendie s’accordent sur la nature criminelle de "l’accident" alors même qu’ils se déchirent dans le quotidien. Cartésienne et mesurée, l’experte a bien du mal à canaliser le bouillant policier qui s’y entend plus en interrogatoires musclés qu’en analyse scientifique de scène d’incendie. Il faut avouer que les suspects sont légion à commencer par les proches de la victime : sa femme qui porte une curieuse brûlure récente à la main, certains étudiants présents ou passés qui pouvaient en vouloir à leur mentor, des collègues inquiets de l’intransigeance et de l’ambition du jeune professeur… Les motifs pouvant expliquer ce crime sont multiples et complexes : jalousie, intérêts industriels et financiers, luttes d’influence et de pouvoir, affaire se sexe. Mais le drame local, survenu quelques jours avant les événements du 11 septembre, prend une toute autre signification après les attentats perpétrés par Al Qaeda en raison des origines syriennes de la victime et des relations conflictuelles qu’elle entretenait avec certains membres de l’université de confession musulmane. Les enquêteurs devront alors composer avec les services secrets canadiens mais aussi avec la jeune épouse du professeur assassiné qui cherche elle aussi la vérité.
Vous l’aurez compris, l’intrigue est dense et complexe, pleine de fausses pistes et de rebondissements, portée par un écheveau de courts chapitres. La coexistence d’antihéros surprend, rend le récit plus réaliste, mais réclame une lecture suivie bien que l’histoire soit portée par un style simple et dynamique. Le parler québécois y est retranscrit jusque dans le rythme du phrasé et ponctué de "sacres" et d’interjections savoureuses. A conseiller donc pour les amateurs de polars, de thrillers et de noir bien noir mais aussi pour les amoureux de la Belle Province. C’est une lecture idéale pour un long voyage ou quelques jours de vacances.
QUELQUES LIGNES EXTRAITES DE "LIGNES DE FEU" :
Nathalie s’étira et observa, encore ensommeillée, le soleil qui jouait dans les rideaux et inondait le plafond de la chambre d’une belle lumière douce et chaude. Depuis une heure déjà, le radioréveil diffusait un fond de musique régulièrement interrompu par un flash météo ou des bulletins d’information sur la circulation. Elle roula sur le côté, à la place qu’avait occupée Djihad. Son parfum imprégnait encore les draps. Il y avait aussi une autre odeur qui planait dans la maison, mais elle ne parvenait pas à l’identifier.
Nathalie sourit et rassembla ses idées. Elle était à présent de bien meilleure humeur. La veille, un nouveau coup de téléphone anonyme était venu perturber leur souper et Djihad avait réglé le problème en débranchant l’appareil, mais Nathalie ne s’était pas satisfaite de cette demi-mesure. Elle lui avait amèrement reproché de ne pas avoir contacté le service clientèle de Bell comme il le lui avait promis, et avait été de mauvaise humeur tout le restant de la soirée. Elle se sentait quand même un peu coupable de ne pas lui avoir fait la surprise comme elle l’avait projeté, mais son exaspération avait pris le pas sur l’excitation. Elle lui annoncerait la grande nouvelle à son retour…
Djihad l’avait assurée qu’il reviendrait en fin de matinée, dès qu’il aurait lancé cette fameuse expérience qui ne pouvait pas attendre. Nathalie n’avait pas bien compris ses explications, mais elle soupçonnait qu’il s’agissait d’une réaction chimique dangereuse qu’il voulait réaliser au calme. Qu’y avait-il donc de si important pour qu’il se remette à manipuler, lui qui était professeur et directeur d’un laboratoire actif et prospère ? Elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’inquiétude car, en cas de problème, personne ne serait là pour aider son mari. Elle avait hâte de le voir revenir. Pourtant, elle n’avait pas osé le dissuader d’aller au laboratoire.
Depuis quelque temps, elle sentait Djihad tendu, mal à l’aise, et il avait parfois des réactions brutales qui ne lui ressemblaient pas. Avait-il des problèmes à l’Université ? Ses projets semblaient pourtant avancer et le montage de la start-up prenait forme. Pierre Leroy avait réuni les investisseurs et les négociations allaient bon train : ils pouvaient dès à présent disposer d’un joli capital et la finalisation de l’achat du terrain où s’implanterait Catachimia n’était plus qu’une question de semaines. L’université, la ville de Sherbrooke et le gouvernement provincial apportaient également leurs contributions. Une telle collaboration ne pouvait pas se mettre en place en quelques jours seulement. Mais Djihad était un homme pressé… Etait-ce pour cela qu’il paraissait soucieux, parce que les choses n’allaient pas assez vite ?
Nathalie prit une douche et avala un bol de céréales, des toasts ainsi que du café que Djihad avait laissé au chaud, puis elle prépara un piquenique qu’ils emporteraient au parc du Mont Orford : viande fumée, jambon, œufs durs, salade de maïs et poivrons feraient l’affaire. Il était 9 heures passé lorsqu’elle enfila un T-shirt et un short par-dessus son maillot de bain : c’était sans doute l’une des dernières occasions avant l’hiver de se prélasser au soleil et de se baigner dans les eaux tièdes du lac Stukely. Déjà, les feuillages commençaient à se parer de couleurs merveilleuses ; les matinées fraîchissaient et le soleil se couchait sensiblement plus tôt.
Nathalie ouvrit en grand les doubles rideaux de la chambre à coucher et ce qu’elle découvrit la figea de stupeur. D’où elle était, elle n’apercevait pas les bâtiments de l’université, mais elle ne pouvait ignorer l’épais panache roussâtre qui voilait à présent le soleil. Il y avait un incendie, quelque part sur le campus ou à proximité, aux résidences "Le Montagnais" peut-être. Elle se souvint tout à coup que le mugissement des sirènes l’avait réveillée une heure plus tôt, mais elle n’y avait alors pas prêté attention, encore égarée dans un demi-sommeil. Son cœur se serra et après avoir dévalé les escaliers, elle courut vers le téléphone. Elle ragea en constatant que le combiné était toujours débranché : Djihad l’avait déconnecté la veille, après ce nouvel appel anonyme. Elle le reconnecta et composa hâtivement le numéro : la ligne de son laboratoire était occupée ; sans doute était-il lui-même en communication… Elle se morigéna et se força à reprendre son calme.
A nouveau, elle regarda par la fenêtre et renonça à l’ouvrir car l’odeur de brûlé était de plus en plus présente, même si le vent ne chassait pas la fumée en direction de la ville. On devinait la pulsation des gyrophares bleus et rouges à travers les arbres : la police devait bloquer le boulevard de l’Université. Un moment, elle espéra que c’était une voiture qui avait pris feu mais songea que ce devait être plus grave. Ses mains se mirent à trembler sous le coup de l’émotion et, fébrilement, elle alluma le poste de radio. On y parlait de sport et de politique, mais il n’était nulle part fait mention d’un incendie à l’université de Sherbrooke.
Sans cesser d’écouter les informations, Nathalie rangea le piquenique dans le réfrigérateur et tenta, une nouvelle fois, de joindre Djihad : c’était toujours le même bipbip lancinant… Elle songea soudain que s’il était arrivé quelque chose de grave, les lignes téléphoniques de l’UdS avaient été certainement coupées pour ne pas interférer avec les demandes de secours. L’explication la rassura un peu, mais elle se demanda aussitôt pourquoi Djihad n’avait pas utilisé son téléphone cellulaire. L’appel sur son mobile débouchait obstinément sur sa messagerie. Elle vérifia qu’il ne l’avait pas oublié dans l’entrée et ne le trouva nulle part.
Le téléphone sonna enfin. Elle se rua sur le combiné qu’elle faillit lâcher dans la précipitation. Son "Allo" se perdit dans le brouhaha des annuaires et des pots à crayons renversés.
‒ Nath ? demanda une voix familière.
C’était Raphaël Landry, un des journalistes de "La Tribune", le principal quotidien de l’Estrie pour lequel Nathalie travaillait comme documentaliste.
‒ Ton mari travaille bien au département de chimie de l’UdS ? continua l’homme.
‒ Oui, répondit-elle d’une voix enrouée par l’émotion.
‒ Peux-tu me le passer ? Il y a un gros feu dans un des laboratoires.
‒ Que se passe-t-il exactement ? balbutia Nathalie. Il est parti travailler ce matin…
Son correspondant marqua une hésitation.
‒ Enfin, je ne sais pas… C’était pour lui demander des précisions… Je croyais qu’il était au courant…
Gêné, Raphaël Landry mit rapidement fin à la conversation, non sans avoir cependant tenté de rassurer la jeune femme.
‒ Inquiète-toi pas. C’est normal qu’y donne pas de nouvelles ; toute doit être bloqué avec les secours…
Nathalie raccrocha, tremblante comme une feuille dans la bise et tenta vainement de recouvrer son calme. De retour dans la chambre, elle s’assit sur le lit, et les mains posées à plat sur les cuisses, écouta la radio en fixant le ciel d’un regard implorant.
© Lignes Imaginaires 2016/C. Dugave 2010
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