"Quelque part vers le Sud" : dystopie très actuelle ou roman apocalyptique prémonitoire ?
Premier roman en parution originale chez LIGNES IMAGINAIRES, "Quelque part vers le Sud" de Christophe Dugave vient de sortir à l’occasion de la rentrée littéraire.
Rédigée sous forme d’un journal intime tenu par une adolescente prénommée Philomène, ce roman décrit la vie difficile d’un village d’Ile-de-France qui doit affronter une série d’hiver rigoureux dans un contexte socio-économique catastrophique et une situation politique plus que confuse dans le milieu des années 2050. Et lorsque Silayne, une jeune musulmane, est recueillie par la famille de Philomène, tout devient beaucoup plus compliqué. En effet, Philomène et les siens ont enfreint les ordres du chef de la milice municipale qui a décidé que tout étranger est un ennemi potentiel. Il faut dire que l’insécurité est la règle à l’extérieur du bourg : les fanatiques de tous bords s’affrontent pour une insaisissable vérité et tentent de conquérir de nouveaux territoires, les petits brigands et bandits de grand chemin agressent les voyageurs et harcèlent les équipes de bucherons qui approvisionnent le village en bois, des chiens sauvages chassent l’homme isolé, les pandémies ravagent des régions entières… Sans compter que Silayne a fui un groupe musulman extrémiste opérant dans la région et que son ancien époux et maître la recherche et pourrait s’en prendre au village qui l’héberge ! Mais fidèles à leurs principes, Philomène et les siens défendent bec et ongles leur protégée. Pourtant lorsqu’Elke, meilleure amie de Philomène, contracte une fièvre hémorragique mortelle peu après l’arrivée de Silayne, le doute s’installe : la jeune fille a-t-elle joué le rôle de porteur sain et si oui, est-ce fortuit ou volontaire ? Car bientôt, une épidémie se déclare et commence à décimer le village tandis que de mystérieux belligérants le prennent pour cible…
On pourrait croire au premier abord qu’il s’agit d’un énième roman de science-fiction retraçant la douloureuse survie de rescapés de la fin du Monde. En effet, le thème (post-)apocalyptique n’est guère nouveau en littérature et a inspiré de nombreux écrivains, de Robert Merle ("Malevil") à Stephen King ("Le fléau") ou James Graham Ballard ("Sécheresse", "Le monde englouti" etc…). La dystopie est également un thème très populaire souvent traité avec une imagination débridée ("Fahrenheit 451" de Ray Bradbury). Elle se confond fréquemment avec le roman post-apocalyptique, soit pour permettre à une nouvelle civilisation d’émerger du chaos ("La planète des singes" de Pierre Boulle), soit pour contrer une lente et irrémédiable désagrégation de la société ("Le meilleur des mondes" de Aldous Huxley). La forme du journal intime est aussi un filon largement exploité, que ce soit dans "Chroniques de la fin du monde" de Susan Beth Pfeffer ou "la déclaration : histoire d’Anna" de Gemma Malley. Mais "Quelque part vers le Sud" se démarque clairement de beaucoup des ouvrages précédents qui expédient l’humanité ad patres avec des cataclysmes spectaculaires aux causes parfois confuses et souvent incroyables. Jouer dans la nuance renforce à la fois la crédibilité du récit et noircit fortement le tableau, anéantissant même l’espoir d’une solution miracle !
"Quelque part vers le Sud" se singularise donc par l’origine multiple de la géhenne qui est en cours alors que l’héroïne rédige son journal intime : surpopulation qui a facilité l’éclosion de pandémies, pollution incontrôlée provoquant un réchauffement climatique qui conduit à un refroidissement paradoxal de l’Europe Occidentale par affaiblissement du Gulf Stream (un scénario scientifiquement envisagé), affaiblissement des états nationaux et fédéraux et montée de l’intolérance et du fanatisme, migration massive des populations, prédominance du chacun pour soi… Plus qu’une apocalypse radicale, il s’agit donc d’une lente et irrémédiable décadence d’un monde qui ressemble furieusement à notre société.
Le réalisme est également accentué par la localisation géographique précise : Bonnelles, un petit village dans le sud de la région parisienne où habite l’auteur qui prête sa propre demeure à l’action et y met peut-être en scène ses (futurs ?) descendants. Contrairement aux autres ouvrages surfant sur la vague de la glaciation massive, l’hiver de "Quelque part vers le Sud" n’est pas plus rigoureux que celui qui sévit de nos jours dans le sud du Canada mais la situation (raréfaction des sources d’énergie et de la nourriture, isolement et insécurité chroniques) le rend intolérable. Tout au long du roman, des thèmes très actuels sont évoqués (la protection de l’environnement et le réchauffement global, l’épuisement des ressources) ou plus largement développés (la valeur de l’amitié, l’intolérance, la solidarité), le tout sur un ton très personnel à la narratrice. Ecrit il y a presque dix ans, le récit prend de curieuses résonnances quand il évoque le fanatisme religieux sous toutes ses formes et le problème des migrants.
Le recours à l’artifice du journal intime n’exclut ni l’action ni les dialogues qui soutiennent le récit. Si l’auteur aborde des thèmes cruciaux et angoissants sans optimisme excessif, il évite aussi de tomber dans le travers du nombrilisme pleurnichard. L’humour n’est donc pas absent lorsqu’il s’agit d’évoquer des problèmes quotidiens plus triviaux et les petits désagréments de cette vie précaire... Quant à l’amour, il n’est pas totalement absent même s’il ne trouve guère sa place dans cette époque troublée marquée par le cloisonnement, le repli sur soi et un cruel et contradictoire manque d’intimité.
Bien sûr, le sujet grave, les personnages attachants et le climat pesant peuvent laisser craindre une fin dramatique. Et en effet, pas de "happy end" sucrée pour ce texte qui assume tout à fait son côté très sombre. Mais cela n’empêche pas une petite lueur d’espoir et d’optimisme d’éclairer malgré tout cette réflexion sur un possible devenir de notre civilisation. Restera au lecteur à s’identifier aux héros et à s’interroger sur la nature profonde de cette fiction : s’agit-il d’une dystopie aux résonances très actuelles ou bien d’un roman apocalyptique aux allures de rêve prémonitoire ? Mieux vaut peut-être ne pas conclure sur ce point.
QUELQUES CITATIONS EXTRAITES DE "QUELQUE PART VERS LE SUD"
…Bien plus que la faim, le froid, la solitude ou tous les dangers qui nous guettent au-dehors, c’est la conscience de notre déchéance qui nous mine et c’est bien contre cela que j’ai décidé de me battre, contre ce sentiment du ridicule dont on dit qu’il ne tue pas. C’est la pire ânerie que j’ai jamais entendue : ici, le ridicule est un assassin et il tue froidement tous les jours !
Nous courrions à notre perte, la fleur au fusil plutôt que dans les champs, inconscients et obstinés, ignorant les coups de semonce d’une Terre mise à mal par la surexploitation des ressources, la pollution chronique et la démographie galopante de populations hors de contrôle. Nous avions minimisé les crises humanitaires, financières et politiques, compensé les pénuries, éradiqué les premières pandémies, forts de notre science et faibles de notre conscience. Nous attendions de pied ferme l’arrivée d’un chaos qui s’était déjà installé. Fanfarons, nous pensions écrire une glorieuse page d’histoire alors que nous ne tracions maladroitement qu’un vague minimum dans un manuel de climatologie que personne ne consulterait jamais.
La tolérance est un luxe aujourd’hui et chacun peu égarer la sienne sans avoir l’impression de perdre l’essentiel.
© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016