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"Cam@rdage" : Chasse au tueur dans les arcanes d’internet

Lignes Imaginaires a réédité "Cam@rdage", premier roman de Christophe Dugave, en format poche. Lors de sa première publication par les Editions du tremplin, ce thriller avait obtenu plus qu’un succès d’estime même si un critique spécialisé l’avait qualifiée de "Thriller light", sans doute parce qu’il évitait une avalanche de détails techniques relatifs à Internet, peut-être aussi parce que la couverture originale suggérait davantage de gore, promesse non tenue dans le récit. Car mis à part quelques rares scènes sanglantes, l’auteur ne se complaît pas dans les bains d’hémoglobine et la sexualité explicite et préfère le suspense psychologique à la violence pathologique. S‘y ajoute le drame personnel et la quête désespérée de l’héroïne, sans oublier l’hiver québécois "de poudreries en white-out, de soirs de slush en matins de glace", à la poétique très hivernale heureusement réchauffée par les savoureuses expressions de nos cousins d’Amérique.

 

Cam@rdage, assemblage incongru de la mort (la Camarde) et de "Bavardage" (l’ancien chat de Yahoo) dont le sens commun (méconnu) est annoncé dès les pages de garde, se sert en effet du chat comme d’un terrain de jeu pour explorer la complexité des âmes. Ne vous attendez donc pas à affronter des notions compliquées d’informatique ou un vocabulaire abscons : la technologie du Web n’y est que brièvement évoquée. Ce thriller se démarque donc de "Hell.com" (Patrick Senécal), "Web Mortem" (Christine Adamo), "la mort vous a choisi" (Eric Laurent) et se rapproche davantage de romans comme  "Ecran noir" (Pekka Hiltunen), "Necroprocesseurs" (Jacques Vettier) ou "Chain Mail" (Hiroshi Ishizaki).

 

Raconté à la première personne, assaisonné de joual (dialecte québécois), le récit immerge totalement le lecteur et met en scène des personnages complexes et denses, à commencer par l’héroïne. Anne est en effet déchirée entre ses études, sa passion pour le théâtre comme un exutoire à son introversion, sa recherche désespérée d’un père (émigré au Québec pour y suivre une jolie stagiaire qui l’a détourné de son devoir paternel) et d’une identité réelle, sa quête désespérée de la vérité en mémoire de Johanne et sa culpabilité, elle qui sans le vouloir a joué les rabatteuses pour un psychopathe insatiable. L’image du père absent, tantôt héros, tantôt déserteur ou bien encore indigne, est omniprésente dans ce récit et constitue un lien entre des personnages aussi différents qu’Anne, Johanne et Bernard. Et la chasse au tueur ne pourrait être que prétexte à entreprendre une quête personnelle. Mais peu à peu, les choses ne paraissent plus aussi simples. Car l’une des victimes semble un peu atypique, décalée… La place du père joue un rôle de plus en plus central mais peut-être pas celui que l’on croyait comprendre... L’auteur sait ménager le suspense et, malgré le décalage technologique qui date un peu l’intrigue bloquée en 2000-2001 (chat minimaliste, absence de webcam etc.), on se prend au jeu, on suppute, on cherche à deviner, en vain. Les pistes se multiplient, semblent sans issue… Pour savoir enfin, il faudra lire, jusqu’à la dernière page ! 

 

PROLOGUE :

 

« Avril est un menteur ! Il te promet le printemps, te donne deux ou trois belles journées où tu laisses le parka pour les T-shirts, pi l’maudit t’abandonne sous la neige pour la fin de semaine. Des fois même, tu te réveilles sous un soleil qui brille comme en plein juin et tu t’endors avec le grésil qui cogne aux vitres. J’suis tanné des mois d’avril, ça a pas de bon sens, on devrait passer tout drette de mars à mai ! ».

C’est ainsi que Bernard Pilotte définissait le quatrième mois de l’année et, lorsque je regardais par la fenêtre de ma chambre, je songeais qu’il avait bien raison. La neige tombait sans discontinuer depuis trois jours sur le sud du Québec. De lourds flocons dégringolaient d’un ciel bâché, s’accrochant aux vitres, s’accumulant sur le rebord de la fenêtre jusqu’à tomber en lourds paquets avec un bruit assourdi. Les jours auraient dû s’allonger sensiblement et pourtant, je ne voyais guère d’évolution de l’aube au crépuscule. Le jour et la nuit se confondaient dans la grisaille. Seuls, les gyrophares des chasse-neige coloraient ce paysage monochrome ; depuis longtemps déjà, leurs passages rythmaient mes soirées et mes fins de semaine.

La tête appuyée au double vitrage, je me laissais hypnotiser par les lueurs changeantes qui jouaient sur la surface soyeuse de la neige. Une fois encore, un soleil invisible s’enfonçait dans l’ombre. Mon cœur était triste, comme ce tableau de fin d’hiver. La poudreuse fraîche recouvrait peu à peu la vieille croûte grisâtre de neige compactée qui réapparaissait à chaque redoux. Je me demandais si elle fondrait un jour et si j’arriverais à oublier les événements de ces derniers mois. Des gens avaient croisé la ligne de ma vie comme des pistes de ski coupent une route. Certaines avaient continué leur chemin, d’autres n’étaient jamais réapparues de l’autre côté. Je savais qu’il faudrait plus d’un printemps pour les faire disparaître tout à fait.

Leurs visages s’imposaient à moi. Elles étaient là, sur l’écran de mon ordinateur, souriantes et détendues, presque complices : Johanne, Kathy, Nathalie… Seule Isabelle conservait une attitude un peu hautaine malgré son beau minois et sa chevelure d’Indienne. Je me demandais si le mal la rongeait déjà lorsqu’elle avait pris ce cliché… Elles paraissaient si vivantes que je pouvais croire qu’elles allaient me parler d’un instant à l’autre, mais il n’y avait d’autre bruit dans ma chambre que le ronronnement discret de mon portable et le choc des flocons mouillés sur le carreau, couvert de temps à autre par le signal sonore des déneigeuses en mouvement.

Je fis chauffer de l’eau sur ma plaque électrique et me préparai une soupe chinoise aux nouilles. Depuis plusieurs semaines, c’était mon ordinaire pour souper. Il en existait cinq ou six variétés différentes que j’achetais à la coopérative étudiante de l’université, mais je n’aurais su dire à coup sûr laquelle j’avais mangée la veille : la rouge, l’orange, la verte ? Quelle importance ? Les goûts différaient peu et cette monotonie avait quelque chose de rassurant. Je me raccrochais à mes petites habitudes et ne quittais ma chambre que pour aller en cours ou au laboratoire, et pour faire quelques courses chez le dépanneur. J’évitais la foule et les endroits déserts. Les inconnus me faisaient peur. Je bouclais ma chambre, une chaise bloquant la poignée de la porte. Malgré les antidépresseurs et les anxiolytiques, les cauchemars et les crises d’angoisse me réveillaient trois ou quatre fois par nuit et, lorsque je quittais ma tanière, je vérifiais par réflexe que ni Josée Miousse, ni Bernard Pilotte ne me guettaient dans le couloir. Comment auraient-ils pu m’attendre ? J’étais la seule miraculée de cet effroyable carnage. J’aurais dû mordre la vie à pleines dents, mais j’avalais difficilement un bol de nouilles trop cuites. J’aurais dû faire des projets d’avenir et la plus grande décision de ma soirée avait été de choisir la couleur de mon sachet-repas. Je ne me reconnaissais plus. Je fuyais les miroirs. Ma raison me chuchotait que je n’étais pas coupable mais mon cœur criait que j’étais au moins complice de m’être tue. J’avais beau tenter de me persuader que je souffrais tout simplement du syndrome du rescapé, mes sens, mon corps, mon esprit me refusaient l’espoir. Les souvenirs se mêlaient et se bousculaient, renversés par les bourrasques de l’hiver. Des visages pourtant familiers m’apparaissaient, indistincts. Ma mère, ma sœur Marie, mon père me manquaient. La réalité et le virtuel se mélangeaient, comme les arbres blancs se fondaient dans la neige au-delà de la route.

Je fermai les fichiers graphiques et éteignis mon ordinateur. Une fois encore, je renonçai à détruire définitivement les photos. J’espérais seulement que le printemps, qui se faisait attendre, apaiserait ma douleur. Comme chaque soir, lorsque je me retrouvais seule dans ma chambre, l’histoire me revenait par bribes. Je revoyais la route qui me conduisait de Mirabel à Sherbrooke. C’était l’été, je paraissais insouciante, et je rêvais d’Amériques.

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003



15/09/2017
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